L'église médiévale et la dissection

S'il y a bien une chose sur laquelle les amateurs d'histoire font consensus et ne remettent que rarement en question, c'est le rôle délétère de l'Église sur la science au Moyen Âge. On l'accuse ainsi d'avoir empêché nombre de chercheurs en astronomie, biologie et même médecine de faire progresser les connaissances humaines. Pourtant, si l'on prend la peine de creuser un peu les sources, des surprises s'y cachent.
Aujourd'hui, je vous propose un petit voyage dans le temps et la médecine à travers deux questions : La médecine a-t-elle réellement stagné durant la période médiévale ? Si oui, est-ce à cause d'une interdiction des dissections par les autorités ecclésiales ?

Cela vaut la peine d'interroger les sources et de regarder au delà des clichés. Pleins de surprises nous y attendent.

 Petit jeu pour les amateurs de détails : saurez-vous reconnaître dans le dessin les bâtiments anachroniques de la capitale latine ?

Message aux historiens et aux pointilleux : Même si j'essaie de rester la plus cohérente possible, j'utilise aussi mon imagination pour dessiner les détails des vêtements, bâtiments, etc. N'hésitez pas à faire part de vos connaissances dans les commentaires si nécessaire :-)

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L'étude anatomique médicale: une idée récente

Si la médecine existe depuis que l'humanité est apparue, la démarche scientifique actuelle qui l'accompagne n'est que très récente. Étudier l'anatomie et le fonctionnement des organes n'a pas toujours semblé une nécessité.
L'étude de l'anatomie humaine à partir de cadavre, ce qu'on appelle la dissection, n'est pas chose commune dans l'histoire. Rares sont les civilisations qui ont interdit l'ouverture du corps humain, mais très peu de peuples l'ont fait dans un but médical et/ou scientifique. Il s'agissait surtout de techniques de conservation du corps, telle que la momification égyptienne, ou bien de pratiques rituelles et cultuelles, voir guerrières. Des têtes réduites des guerriers Jivaro aux sacrifices humains des incas les exemples sont nombreux.
Parmi le petit nombre s'étant penché sur l'étude anatomique dans l'antiquité on peut citer quelques chercheurs grecs, comme Hérophile de Chalcédoine, vers -300. Ce dernier serait le premier à avoir su différencier le rôle des artères et des veines. Une structure vasculaire porte encore son nom. Mais il est parfois difficile de savoir où s'arrête la démarche scientifique et où commence la soif malsaine de tout maîtriser. Certains historiens pensent qu'il aurait ainsi pratiqué de la vivisection sur des prisonniers que lui fournissaient les autorités...
La seule interdiction légale que l'on recense dans l'antiquité est celle qu'aurait prononcée l'empereur Marc Aurèle au 2ème siècle, période de persécution des chrétiens, que l'on ne peut donc accuser de quoi que ce soit dans cette affaire. (Si quelqu'un a une source fiable à me proposer je suis interessée).

Nina-no. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Galenoghippokrates.jpgMais alors, comment faisait-on autrefois pour connaître l'anatomie ? Et pourquoi donc cette absence de dissection médicale à travers les époques et civilisations ?
Les raisons sont variées et on ne les connaît pas toutes. Il semblerait par exemple que la civilisation asiatique ne se soit pas vraiment intéressé au sujet. Les techniques de soins énergétiques (ayurvéda, acupuncture...) qu'elle utilisait ne nécessitaient pas une connaissance pointue de l'anatomie interne.
Les Romains et les Grecs et  plus tard les Arabes préféraient les dissections animales, considérant le porc, le chien ou le singe suffisamment semblable à l'être humain. Hippocrate, admirable médecin grec, (460-377 av JC) distingua la médecine de la magie et fit de belles découvertes. Sa théorie des humeurs marqua durablement la médecine et on en garde encore des traces dans la langue française à travers quelques expressions ("Ne te fais pas de bile"). Elle est malheureusement basée sur des raisonnements faux qui se sont perpétués longtemps. Gallien, un médecin gréco-romain du 2ème siècle publia aussi d'intéressantes observations sur la physiologie et l'anatomie. Malheureusement il fit aussi beaucoup d'erreurs...
Les siècles suivants, les peuples méditerranéens se sont beaucoup contentés de relire les écrits de leurs prédécesseurs, recopiant vérités et erreurs sans qu'un véritable tri ne puisse se faire.

D'autres phénomènes peuvent expliquer l'absence de l'étude anatomique systématique. De nos jours la démarche scientifique semble être la seule manière de progresser et comprendre la vérité des phénomènes (hypothèse, expérience, observation objective...). En d'autres périodes cela aurait pu être considéré comme tout à fait stupide. L'instinct, la confiance dans les anciens ou même le raisonnement pur ont pu parfois sembler plus solides et efficaces.
On peut aussi comprendre que certains n'aient vu aucun intérêt à l'étude anatomique systématique sur un cadavre. Ce dernier ne pouvant être indicateur de ce qui se passe chez l'être vivant. Ou bien, qu'ils aient préféré se fier à leurs raisonnement plutôt qu'à l'observation et aux sens capables d'induire en erreur. Et également que certains aient eu une répulsion compréhensible à l'idée de fouiller les entrailles des morts.

Les avancées chirurgicale de la période médiévale

On a vu jusqu'ici que l'idée selon laquelle les dissections se seraient arrêtées au Moyen-âge ne tiens pas debout.

http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=7221&type=pgePlaçons-nous au tout début de la période médiévale, vers l'an 500, et tâchons de comprendre ce qui se passe alors. A cette époque le christianisme commence à bien se répandre et le devoir de charité qu'il véhicule provoque la création des premiers vrais hôpitaux pour soulager les indigents. Ces établissements accueillent d'ailleurs aussi bien les malades que les pauvres ou les pèlerins. Peu à peu, autour de la méditerranée, les soignants se regroupent pour être plus efficaces et permettre la formation des étudiants. Des ordres religieux consacrés aux soins des malades se créent, par exemple les augustines de l'Hôtel-Dieu au 11ème siècle. L'émulation collective va permettre de nombreux progrès. Si les soignants sont souvent des religieux, car ils bénéficient d'une éducation plus poussées que la moyenne, il existe aussi des médecins laïcs.
L'école de médecine de Salernes, en Espagne, accueille au 10ème siècle des étudiants de plusieurs pays, hommes et femmes. C'est dans cette ambiance multiculturelle que l'on voit apparaître de nombreux progrès chirurgicaux, en traumatologie, ophtalmologie, gynécologie... Signe que des recherches y sont menées et que certaines bêtises antiques en anatomie sont corrigées. Parmi les avancées notables on peut noter les débuts de l'anesthésie grâce à des tampons de gaze remplis de stupéfiants. On sait que des dissections sur animaux y sont menées mais il est possible que certains cadavres humains soient aussi utilisés. On en a d'ailleurs la preuve à partir du 13ème siècle.

A cette période, les autorités religieuses et politiques européennes commencent à s'intéresser au sujet. Auparavant il semblerait que cela fut beaucoup trop anecdotique pour nécessiter une réglementation. Une des premières références se trouve dans le décret du pape Innocent III qui demande une vérification post-mortem systématique (autopsie) en cas de mort suspecte. Puis l'empereur Frédéric II, vers 1241, encadre les études médicales et insiste sur la nécessités des connaissances anatomiques des étudiants. Du coté de l’Église le Pape Clément VII demande vers 1340 l'autopsie de pestiférés dans le but de trouver un remède à l'épidémie qui sévit. Sixte IV au 15ème siècle déclare l'étude anatomique utile pour la pratique de la médecine et l'art.

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Autopsies_in_art#/media/File:Estampe-Anatomie-de-Mondin.jpgLes facultés de Bologne et Montpellier forment de brillants praticiens. Plusieurs ouvrages sont publiés tel "Anathomia" par l'italien Mondino de Liuzzi en 1316, véritable manuel de dissection qui servira aux étudiants durant près de deux siècles. "La grande chirurgie" par le chanoine Guy de Chauliac en 1363 propose de nombreuses techniques chirurgicales très efficaces. Au début du 14ème siècle le roi Philippe IV de Valois possède une collection de planches anatomiques en couleur réalisées par le chirurgien Guido de Vigevano. Très récemment, une découverte étonnante à eu lieu lors d'une vente aux enchères: un buste momifié du 13ème, témoin des techniques déjà très avancées de dissection, présentation et conservation de l'époque.
Même si les connaissances progressent lentement au début et que Gallien reste une référence difficile à contredire, les choses changent peu à peu et le travail se poursuivra les siècles suivants jusqu'à aujourd'hui.

L'église médiévale et l'anatomie: quelques sources de confusions historiques

D'où vient donc cette idée selon laquelle l’Église médiévale se seraient opposée aux études sur l'anatomie ?

Un des arguments proposés par les tenants de cette théorie se base sur un décret du pape Boniface VIII en 1299 "Detestandes Feritatis" (pratique détestable). On constate tout d'abord que cette déclaration est très tardive, et qu'elle intervient à une époque où la dissection médicale commence justement à se développer.
Ensuite, si ce décret interdit bien le démembrement des corps, il n'a rien à voir avec la recherche médicale et scientifique. Les croisades avaient eu des conséquences assez étranges sur les pratiques funéraires des nobles européens. Lorsqu'un croisé mourrait loin de chez lui et voulait être enterré dans sa terre natale on mettait son corps à bouillir pour détacher le squelette de la chair. Cette dernière était enterrée sur place et les os renvoyés en Europe. Pratique peu ragoutante mais indispensable devant les contraintes techniques du transport d'un cadavre. Cela donna des idées assez morbides aux nobles, qui se mirent à organiser leurs démembrements post-mortem. Ils prévoyaient l’enterrement du cœur dans une église, celle de la tête ailleurs, et ainsi de suite. La multiplication des lieux de sépultures permettant que plus de gens prient pour le défunt... Ce sont ces rites peu respectueux du corps et révélateurs d'un certain égoïsme qui furent dénoncés par le pape Boniface VIII.

A la suite de ce décret certains anatomistes furent effectivement prudents et se munissaient d'autorisations explicites pour poursuivre leurs travaux. Mais une fois de plus aucune volonté de censure de la science par l’Église n'est à blâmer. D'ailleurs aujourd'hui les travaux de dissections sont strictement encadrés par la loi et heureusement. Vous ne pouvez pas découper le cadavre de votre voisin dans votre salon même pour y apprendre le fonctionnement des viscères...

source inconnueAutre point d'achoppement possible, le concile du Latran II en 1139. Il y est fait mention de l'interdiction pour certains clercs d'exercer la médecine et le droit civil. Non pas car ces deux disciplines seraient à blâmer, mais parce que leurs praticiens y cherchaient un peu trop les avantages monétaires et s'éloignaient de la vie de prière à laquelle ils s'étaient engagés. Le concile de Tour en 1163 précise bien d'ailleurs que cette interdiction ne concerne que les moines cloîtrés. Beaucoup de religieux "dans le monde" seront de grands chirurgiens connus.

Mettons également de coté les accusations contre l'inquisition et sa répression sanglante que véhiculent certains films contemporains comme la série Inquisitio. En effet cette organisation judiciaire n'apparaît qu'au XIème siècle et son rôle était de s'occuper des hérésies (les fausses croyances concernant la foi), pas de la science.

Conclusion

Il me semble avoir fait le tour, bien que non exhaustif, des principaux éléments.
Nous avons pu vérifier que la dissection médicale n'a pas été stoppée au Moyen-âge mais qu'au contraire c'est la période historique durant laquelle elle s'est développée.
Deuxième point, l’Église médiévale n'a jamais interdit la recherche dans ce domaine. De nombreux religieux y ont même contribué.

Il est bien évident que les personnes citées dans cet article le sont sur un sujet précis. Leurs contributions bénéfiques au domaine de la recherche médicale n'en font pas forcément des modèles à suivre sur d'autres points.
J'ai eu beaucoup de mal à rassembler les sources nécessaires à cette synthèse. Beaucoup de sites et d'articles de Wikipédia abordent le sujet, mais peu s'appuient sur des sources fiables et bien souvent se contredisent. J'espère n'être pas passé à coté de points trop importants, je vous ai mis autant que possible les références des documents sur lesquels je me suis appuyée.
N'hésitez pas à apporter vos connaissances et contributions pour permettre à tous d'en profiter.

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dissection, église, moyen-âge, anatomie, chirurgie, Boniface VIII

Commentaires

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Le 11/01/2020, par Arthur
Heureux de voir que le cliché de "C'était interdit par l'Eglise donc on n'a pas progressé" régresse de plus en plus grâce aux efforts de personnes comme vous ^^ Merci du temps que vous avez accordé à cet BD excellente en tout terme !
Un terminale S
Le 07/08/2018, par DPTA
Bravo. J'ai appris plein de choses. Félicitation ! Le sujet intéressant et les dessins toujours plein de détail que l'on prend plaisir à admirer.
Le 06/08/2018, par MDo
C'est magnifique, et passionnant, je découvre. Et puis les dessins sont vivants, beaux, bref on ne s'en lasse pas.
Le 31/07/2018, par Etienne
Est ce que tu pourrais faire une Bd sur la vision que l'église a véhiculé sur les femmes et sur les hommes. Et comment cela a influencé notre société en terme d'égalité ou d'inégalité des sexes.
|-> Le 31/07/2018, par Amarine

Il faudrait des centaines de pages pour faire le tour du sujet mais ce serait passionnant effectivement. Je rajoute l'idée à la (longue) liste des "à faire".

Le 31/07/2018, par Etienne
Ouahou! Le progrès dans le dessin et l'agencement des images est faramineux ! Bravo !
|-> Le 31/07/2018, par Amarine

Merci beaucoup. C'est le résultat d'un travail de plusieurs mois et je suis contente du resultat.